A Propos


La première fois que je l'ai rencontrée, Julie m'a conduit, avec hâte et impatience, jusqu'à un tas de déchets qui s'accumulaient sur le flanc d'un immeuble haussmannien. Tas de bois et de textiles divers, débarras des ménages de printemps, je la voyais disparaître sous les encombrants à mesure qu'elle y creusait. Elle en sortit après quelques minutes avec une grosse boîte contenant une vieille machine à écrire dont il manquait des touches, se dirigea vers moi avec beaucoup d'assurance, me la mis dans les mains sans un mot et s'en retourna disparaître dans le bois rongé.

“La collecte, obsessionnelle, prend la forme soit d’une transe de rue difficile à interrompre, soit d’une errance désespérée dans les armoires familiales ou les brocantes. Sauver de l’abandon et de l’oubli des morceaux d’objets anciens, abîmés, voués au désintérêt ou à la disparition, est devenu une quête urgente, pulsionnelle, irrépressible. Recueillir ces fragments de vécus anonymes ou familiers initie un acte salvateur, il apaise la dispersion, exorcise le vide en convoquant la mémoire enfouie."

Son atelier, c'est comme s'il était tout droit sorti des contes de mon enfance. On s'y déplace avec précaution pour éviter de déranger l'équilibre précaire qui garantit le repos des curieux objets qu'on y ramène. Un éternuement et c'est tout cet entassement de choses dont on ne comprend ni d'où elles proviennent, ni ce qu'elles pourront devenir qui risque de s'effondrer en projetant un haut nuage de poussière. On est ici un peu comme le jeune Arthur qui tomberait pour la première fois par le toit de la cabane de Merlin. Au lieu de Merlin, c'est Julie, qui nous tourne le dos. Inutile de chercher à regarder par-dessus son épaule, soit elle n'a pas commencé, soit elle a fini, entre les deux il n'y a rien que l'on puisse voir.

"Ces matériaux - mis de côté dans l’atelier, alignés ensemble, en conservant l’état dans lequel ils ont été trouvés - passent le temps, attendent, se fréquentent, et acquièrent une charge de sens supplémentaire, venant s’ajouter à la vitalité résiduelle dont ils étaient déjà porteurs.  Fragments de vécus, anciens réceptacles d’émotions et résidus d’intentions, ils deviennent un vocabulaire intime ; leur traitement par assemblage, modelage, imprégnation et emballage, nouage et tissage, libations et onctions successives de porcelaine ou de chaux, est à la fois cathartique, thérapeutique et producteur d’une nouvelle charge symbolique."

Et puis c'est comme une évidence. Ces formes bientôt se mettent à danser dans le grandiose. Les œuvres sont vivantes, s'inscrivent dans des mises en scène, elles sont figées dans des mouvements, des regards, des discours. Et ce qui n'étaient que des déchets nus, bien souvent deviennent ces femmes tragédiennes, fières, fortes, faisant face à des destins qui les dépassent. Et au travers d'elles, c'est toute notre humanité entière qu'on interroge: comment sommes-nous en vie ?

"En pansant la matière de plusieurs couches d’un baume blanc, en la contenant par le fil, le nœud ou l’enveloppe textile, le rituel personnel est là pour réparer, purifier la souillure sans nier son existence, conjurer toute menace de perte ou de séparation, apprivoiser l’insaisissable des émotions non formulées, l’indicible qui n’est jamais parvenu à prendre forme. C’est un geste structurant destiné à réanimer et recharger de sens une histoire désarticulée, une tentative de reconstituer l’être éparpillé au fil de son vécu, lui redonner chair et souffle.  Ces effigies incarnent des états intérieurs et prennent la forme de reliques pour ressusciter, conserver et ne pas oublier, ou de fétiches pour exhumer, figurer et resacraliser l’histoire intime. Elles sont des multiples de soi à rassembler et racontent le trajet d’un corps en morceaux en perpétuelle reconquête de sens et d’unité.  Toutes, en donnant forme, sauvent."